A l’étang de Lindre, les oiseaux aussi participent à la Grande Pêche
Tous les deux ans, le plus grand étang du Grand Est est vidé de ses 13 millions de mètres cubes d’eau pour curer les canalisations et ramasser le poisson. L’événement reste festif, mais la pêche s’amoindrit car les mouettes et les cormorans s’invitent au festin.
Ces 23 et 24 novembre, des centaines de visiteurs ont afflué le long d’une vaste plage pour déguster des grillades de poisson dans une légère odeur saline. Les cris des mouettes ont conforté l’illusion maritime, mais c’est bien dans le sud de la Moselle que s'est déroulée la quinzième fête de la Grande Pêche organisée par le conseil départemental de la Moselle, propriétaire de l’étang de Lindre. La vidange a commencé dès septembre pour laisser progressivement s’écouler dans la rivière Seille, puis dans la Moselle, 13 millions de mètres cubes d’eau.
« Les étangs dont les canalisations ne sont pas curées s’enlisent, se transforment en marécage, puis sont remplacés par la forêt », explique Yannick Juan, conseiller auprès de la filière aquacole du Grand Est qui exploite 9.000 hectares d’étangs piscicoles.
Piégés dans les basses eaux
Avec ses 600 hectares de surface, l’étang de Lindre constitue le plus grand étang piscicole de France. Après la vidange, le niveau des eaux résiduelles n’excède pas dix centimètres. Piégés dans ces eaux basses ou regroupés dans les travées centrales, les poissons sont capturés par des sennes, filets qui encerclent les bancs, avant d’être transférés en camionnette jusqu’aux bassins attenants. Raclée à la pelle mécanique, la vase des canaux sera répartie sur les berges ou fournie aux agriculteurs locaux qui pourront épandre sur leurs terres ce limon riche en azote et en phosphate naturels.
60 tonnes de prédation
Lors de la Grande Pêche - assortie de remarquables démonstrations culinaires – le public achète des tonnes de brochets, de sandres ou de perches.
Quant au restant de la pêche, une partie des poissons retourneront aleviner dans leur étang d’origine dès que les eaux pluviales de ses 100 hectares de bassin versant l’auront remis à flot. Le reste sera vendu à des associations de pêcheurs pour repeupler d’autres étangs ou des rivières.
La manne s’est drastiquement réduite au cours des 20 dernières années, passant de 12.000 à 3.000 tonnes par an. Pour une fois, l’humain n’est pas directement en cause. Les innombrables oiseaux qui tournoient en toute saison au-dessus de l’étang et s’empiffrent lors des grandes pêches exercent sur la ressource piscicole une pression croissante. Leur prédation pourrait atteindre 60 tonnes par an.
D’Attila au XXIème siècle
L’évolution des populations de poissons et d’oiseaux du domaine de Lindre éclaire d’un jour particulier 1.500 ans d’histoire locale. Les Romains entretenaient de grands viviers dans les zones humides de la vallée de la Seille. Importée par les hordes d’Attila au Vème siècle, la carpe reste le poisson roi de l’étang. La progression de la religion catholique, imposant 80 jours de carême par an, favorisa dès le Haut Moyen Âge une pisciculture d’un nouveau genre pratiquée par les moines. « Les congrégations ont créé à la fois l’offre et la demande, car la vente de poisson faisait vivre les abbayes », résume Yannick Juan.
A l’étang de Lindre, la pisciculture s’est poursuivie au cours des siècles sous l’égide des congrégations religieuses, puis des ducs de Lorraine, des rois de France, de la République et de l’empire napoléonien. En 1807, le domaine est passé aux mains de propriétaires privés. Le Département de la Moselle l’a racheté en 1976 pour préserver ce site naturel d’exception de la convoitise des promoteurs. Il y poursuit une pisciculture extensive sans nourrissage, les poissons s’alimentant grâce au cycle immémorial de la photosynthèse. Du jeu de l’eau et du soleil naissent le phytoplancton qui sert de base à la chaîne alimentaire de l’étang. Élevés sans nourriture ni produits phytosanitaires, les poissons du Lindre sont absolument bio.
Des survivants devenus prédateurs
En 1978, la catastrophe de l’Amoco Cadiz, en Bretagne, a produit des conséquences inattendues sur l’étang mosellan. Face à une opinion publique horrifiée par les images d’oiseaux mazoutés, l’Union européenne a édicté la première directive « oiseaux ». Le cormoran qui, avec 5.000 couples subsistant à l’échelle de l’Europe entière, lui doit sa survie. Ces oiseaux de mer noirs, pouvant mesurer jusqu’à un mètre de hauteur, ont été sauvés par les mesures de protection interdisant notamment le ramassage de leurs œufs pour en faire des omelettes. Leurs effectifs sont remontés en flèche et l’espace menacée s’est muée en prédateur de masse. Leurs bandes peuvent comporter jusqu’à 2.000 individus, tous redoutables pêcheurs attaquant en piqué parfois jusqu’à 50 mètres de profondeur. Une bande de cormorans peut ainsi dévorer une tonne de poissons par jour. Ils voient dans l’étang de Lindre un vivier à la mesure de leur appétit.
Les mouettes, présentes depuis longtemps sur les berges du Rhin, sont elles aussi plus nombreuses à se restaurer dans l’étang depuis la fin des décharges à ciel ouvert. Les cigognes, désormais si nombreuses qu’elles sont devenues banales dans le sud mosellan, ne sont pas les dernières au festin. Les comptages d’oiseaux de l’étang de Lindre, qui recense également des ouettes d’Egypte, des pygargues à queue blanche ou des martins-pêcheurs, recensent pour ce mois de novembre presque 6.000 oiseaux. Ils ont, à leur manière, participé à la fête de la Grande Pêche.
© Pascale Braun