Grand Est

Dix ans de Région Grand Est... et de chahut alsacien

Voici dix ans que l’attelage de trois anciennes régions – l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne – cahote au gré des mécontentements alsaciens et des interventions de la sphère parisienne. Le départ en retraite de la préfète du Grand Est prolonge le suspens autour des négociations entamées ce printemps entre la Région et la Collectivité européenne d'Alsace, pour élargir les compétences de cette dernière.

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Carte tirée de www.touteleurope.eu/l-europe-en-region/l-europe-en-region-le-grand-est/ © Touteleurope.eu

Une fois n’est pas coutume, les Alsaciens réputés disciplinés ont décidé de ne pas faire le gros dos... et certains de leurs élus se montrent tenaces. Près de dix ans après le trio de lois qui a réformé l’organisation des territoires français (1), les nouvelles « grandes régions » semblent s’être installées dans le paysage institutionnel de l’Hexagone. Le Grand Est, qui rassemble d’ouest en est les anciennes régions Champagne-Ardenne, Lorraine et Alsace, fait exception. Dans la plus orientale des provinces souffle un vent durable de résistance, voire d’opposition.

Les frontières comme point commun

L’Alsace a obtenu dans l’intervalle sa Collectivité européenne d’Alsace (CEA), au statut unique en France, mais cela ne semble pas suffire. Les présidents de ce « super-département » et du Grand Est ont entamé au printemps des négociations qui visent à élargir les compétences de la CEA, sous l’égide de la préfète de Région Josiane Chevalier, représentant l’État sur le territoire. Prévues pour durer 30 jours, celles-ci ont été suspendues par les vicissitudes de la vie politique nationale, puis le départ en retraite de cette dernière le 30 septembre dernier.

Engagée en 2014, la réforme des territoires avait entre autres objectifs de redessiner les contours des régions métropolitaines françaises. Elle devait aussi leur attribuer des compétences plus larges pour les hisser au niveau de la compétition avec leurs voisines espagnoles et italiennes, et des Länder allemands. Par un jeu de fusion entre 16 d’entre elles, leur nombre a été ramené de 21 à 12, au 1er janvier 2016. Le Grand Est rassemble aujourd’hui un peu plus de 5,5 millions d’habitants de neuf départements, sur un territoire de 57 809 km². Première région française en nombre de communes, le territoire compte six aires urbaines de plus de 200.000 habitants (Metz, Mulhouse, Nancy, Reims, Strasbourg et Troyes) mais se distingue par son caractère rural, avec 5.118 communes de moins de 2.000 habitants. S’il fallait trouver un dénominateur commun entre les trois anciennes régions réunies, ce serait peut-être leur dimension frontalière : le Grand Est est la seule région limitrophe de quatre pays, depuis la Suisse, en passant par l’Allemagne, le Luxembourg et jusqu’à la Belgique.

Une décennie de compromis

Mais l’Alsace n’a pas tardé à marquer son mécontentement. L’État, restant sourd aux appels au démantèlement du Grand Est, a néanmoins concédé à la province plusieurs accommodements. Le statut de capitale de Région a été attribué à Strasbourg le 17 décembre 2014, provoquant le mécontentement des élus des deux autres régions. Face à la persistance de la fronde alsacienne, qui s’est notamment traduite dans les urnes par les résultats inattendus du parti autonomiste Unser Land aux élections départementales et régionales de 2015 (10,1% des suffrages exprimés dans le Bas-Rhin et 12,6 % dans le Haut-Rhin au premier tour pour ce dernier scrutin), Paris a accepté un autre compromis, avec la création de la CEA. La collectivité, née le 1er janvier 2021, découle elle-même d’une fusion, celle des conseils départementaux du Haut- et du Bas-Rhin. La loi NOTRe (1) promulguée en 2015 voulait renforcer le rôle stratégique et les compétences des nouvelles Régions dans plusieurs domaines, en particulier le développement économique et les transports interurbains et scolaires. Le super-département de la CEA est lui-aussi doté de compétences supplémentaires. À celles exercées traditionnellement par les départements (collèges, insertion, aînés, logement, famille, etc.), s’ajoutent des compétences dites spécifiques dans la coopération transfrontalière, la gestion des routes transférées par l’État, la promotion du bilinguisme, de la langue et de la culture régionale.

En visite en avril 2024 à Strasbourg, le président Macron a fermé la porte au démantèlement du Grand Est mais, dans un flou et déconcertant « en même temps » dont il est coutumier, il a ouvert la porte à un nouvel élargissement des compétences de la CEA, à travers une médiation entre les deux présidents des collectivités régionale, Franck Leroy (Horizons, apparenté droite), et départementale, Frédéric Bierry (Les Républicains, droite). Le premier penche pour des délégations de compétences (qui sont réversibles), le second espère des transferts de compétences dans les champs de l’artisanat, du commerce et du sport.

La situation actuelle est sans doute en partie imputable à une fâcheuse manie des élites politiques françaises d’oublier de demander son avis à la population – alors même que la réforme territoriale la concernait au premier chef. Les immixtion de la sphère parisienne, on l’a vu, n’ont pas aidé à détendre l’atmosphère. Dès janvier 2021, venu saluer la création de la CEA, l’ancien Premier ministre Jean Castex avait jeté de l’huile sur le feu en confiant son peu de goût pour les nouvelles régions et se déclarant favorable à un élargissement des compétences de la CEA… Mais il faut aussi prendre en compte le contexte alsacien. La réforme nationale des grandes régions a en effet été précédée de peu par le projet de « Conseil unique d’Alsace ». Proposé et soutenu en 2013 par un large éventail d’élus territoriaux, parmi lesquels l’ancien président du conseil régional Philippe Richert, il imaginait fusionner les trois collectivités régionale et départementales de ce qui constituait alors la plus petite Région du pays. Au terme d’une campagne difficile, la population alsacienne avait rejeté le projet par référendum. Un an plus tard, le redécoupage des Régions imposé depuis Paris a ravivé certaines frustrations et nourri le sentiment que la destinée de l’Alsace échappait désormais aux Alsaciens.

Un feuilleton à rebondissement

Depuis, toutes les occasions sont bonnes, soit pour étayer, soit pour saper les fondements du Grand Est. Ainsi, les partisans d’une Alsace autonome n’ont pas manqué d’exploiter les rapports de la Cour des comptes et de la Cour régionale des comptes de 2019, qui pointaient notamment l’absence d’économies budgétaires – un objectif majeur de la réforme. Autre argument, les Régions ne tiennent toujours pas la comparaison avec leurs voisines étrangères, du fait de transferts de compétences insuffisants, en particulier dans le champ économique. Selon la Cour des Comptes, les grandes régions seraient aussi « plus éloignées des citoyens » (2). En marge de l’association des Régions de France, le 25 septembre dernier, Franck Leroy a déclaré au contraire à nos confrères des Dernières Nouvelles d’Alsace : « Quand on regarde l’étude d’Ernst & Young, il y a cinq régions françaises dans les douze plus attractives d’Europe et comme par hasard, ce sont toutes les grandes régions, dont le Grand Est. Nous avons désormais des régions à la maille européenne, dans un univers de concurrence entre régions européennes. Quand on a la taille critique, on est plus visible et plus écouté par les investisseurs étrangers. Revenir vers les petites régions, c’est s’affaiblir. »

L’hypothétique reprise de la concertation entre les présidents des deux collectivités s’annonce donc animée. Et le feuilleton pourrait même connaître de nouveaux rebondissements. Après la dissolution, le locataire de l’Élysée a proposé, mi-juin, de « rouvrir la question de ces grandes régions ».

(1) Loi de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (27 janvier 2014), loi relative à la délimitation des régions de (janvier 2015), et loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République (NOTRe) (7 août 2015). Cette dernière confie de nouvelles compétences aux Régions et redéfinit les compétences attribuées à chaque collectivité territoriale.

(2) La décentralisation 40 ans après : un élan à retrouver, rapport annuel public de la Cour des comptes, mars 2023 https://www.ccomptes.fr/fr/documents/63643

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